Ardoise 8

Une visite à « Terre Libérée »

Dans un article paru en 1924, un journaliste se rend à Terre Libérée. Cet article rend la visite très vivante, vous découvrez la colonie comme si vous vous y rendiez pour la première fois.

Transcription

Le narrateur : En 1924, un « camarade » du Libertaire, un hebdomadaire fondé en 1895 par Louise Michel et Sébastien Faure, rend visite à Terre Libérée. Cet article rend la visite très vivante, vous découvrez la colonie comme si vous y arriviez pour la première fois.

Jean Peyroux : Je profitai de ma présence à Tours, pour aller visiter la colonie où Rimbault et quelques pionniers sont en train, depuis une quarantaine de jours, de défricher un sol ingrat. La question des colonies anarchistes m’intéressait au plus haut point, je partis d’enthousiasme.

Nous y allâmes avec Nadaud et Lehoux, nous prîmes à Tours le tramway qui part à 14h15 et qui s’arrête à Luynes à 15 heures. Arrivés là, nous marchâmes sur la route de Cléré, que nous abandonnâmes après trente-cinq minutes de marche pour prendre un petit chemin d’abord un peu large qui se termine en sentier au milieu de froments, d’avoines, d’arbustes et de touffes d’herbes. Cinq minutes de plus et nous sommes arrivés. Nous apercevons au seuil d’une demeure un peu en ruine un petit groupe de compagnes et de compagnons et de deux bambins qui se distinguent des gens de l’endroit par leur mise. Nous nous approchons rapidement, il nous faut reprendre le tramway à 17 heures, nous avons à peine quarante minutes à être les hôtes de nos amis végétaliens. Dès notre approche, voilà Rimbault assis à une table qui rédige une déclaration de principes ou quelque chose d’analogue.

« - Bonjour, Rimbault », lui disons-nous. Il nous répond : « -Avez-vous mangé ? – oui. » Tout de suite il commence l’exposé et le fonctionnement de la colonie. Le régime végétalien est de rigueur à « Terre Libérée ». « Nous cherchons à nous exclure complètement du capitalisme », nous dit Rimbault. C’est alors que je lui fais remarquer qu’il n’a réussi qu’imparfaitement. En effet, j’aperçois le journal L’OEuvre, composé par des salariés. « Nous le recevons du Foyer végétalien », nous dit Rimbault. Nadaud, à son tour, de faire observer : « cette machine à coudre, ce fusil, le linge, le cuir de vos sandalettes, etc., etc. »

« Voilà, dit Rimbault, le fusil c’est le paysan qui était ici avant nous qui l’y a laissé ; quant aux autres objets, nous nous limitons ! (en effet sans chaussettes, un pantalon, une veste et sa chemise forment tout l’habillement de Rimbault).

Il continue : « Tu vois cet objet pour écraser les fruits ? Nous l’avons acheté au moment qu’il retournait au creuset, afin d’éviter au mineur de descendre dans la mine. Nous achetons tous nos objets au marché aux puces, nous les rafistolons, et voilà : il y a assez d’éléments arrachés aux entrailles de la terre ; si tout était utilisé pour des œuvres utiles point ne serait besoin de descendre dans les galeries des mines fouiller et extraire les métaux. »

Voilà un moulin à café, je demande : « vous buvez du café ? » « Non me répond Rimbault, on s’en sert pour écraser les graines. » Toutes ces questions paraissent énerver un compagnon végétalien. « Fais-nous visiter votre exploitation, lui dis-je car il nous faut repartir bientôt. » Le voilà leste et vigoureux, déjà debout : on sent en lui la santé et la volonté. Il y a certes beaucoup de choses raisonnables dans leur régime, entre autres le bannissement de l’alcool, du tabac, des stupéfiants.

Nous visitons les ateliers installés dans un local en ruine, la toiture est en partie ouverte à la pluie ; voilà les terres, voici quelques plates-bandes de salades, choux, oignons rachitiques et maigriots, car ils n’ont pas d’engrais ; voici du maïs dévoré par les chenilles et les colimaçons qui viennent des touffes d’arbustes en bordure.

Les pionniers sont là pour aménager la colonie. Bientôt les sociétaires vont arriver. Pour être sociétaire il faut verser 3.000 francs ; avec cette somme, le sociétaire a droit au logement et à une parcelle de terrain à vie ; au bout de quatre ou cinq ans, la colonie rembourse 2.500 francs, c’est-à-dire la somme que le sociétaire a versée, moins 500 francs qu’on lui retient. A son tour, le sociétaire devient pionnier et va fonder une autre colonie.

Sur ce, nous allons quitter cet admirable coin pastoral où des êtres intelligents, mais inexpérimentés en la matière, fouillent le roc avec des méthodes rudimentaires dans une sorte d’idéal mystico-naturien.

Lorsque la révolution aura aboli le capitalisme, l’exploitation de l’homme par l’homme, l’autorité, l’État et ses succédanés, une floraison de petites communautés, de colonies anarchistes libres surgiront sur toute la terre, à l’exemple de « Terre Libérée », mais le confort moderne n’en sera pas exclu : mécanique, électricité, bibliothèque, enseignement, conférence, etc., élèveront le moral et la conscience des êtres libres qui vivront dans la douce nature des champs.

Un camarade instituteur et une camarade institutrice sont là pour donner un enseignement pratique. Il ne nous reste plus qu’à dire courage à ces braves, tant de tentatives ont échoué, que celle-ci ou d’autres doivent réussir par la logique des choses.

Jean Peyroux

Moyens techniques : MASAO Productions

Voix narrateur : Christophe Gaillard

Voix Louis Rimbault : Jean Barat

Voix Nadaud : Marie-Désirée Martins

Musique : Florian Motteau

Stagiaires enregistrement sons : Albane Gaillard, Olive Motteau-Martins