Les publications concernant Louis Rimbault et «Terre Libérée» ne sont pas legion et, pour la plupart, datent un peu. Les dernières mises au point issues des recherches dans les archives et les périodiques anarchistes et naturiens ont été entreprises par l’association « L’Autre Terre Libérée » en 2022-2024. Ces recherches participent de la connaissance historique et s’appuient sur les méthodes de l’historien. La sortie de «Voyages en utopies» relève d’une tout autre demarche puisqu’il s’agit d’un travail journalistique dont le but, la méthode et la rigueur ne sont pas ceux de l’historien : «Depuis longtemps les historiens savent que mener des recherches, ce n'est pas seulement savoir lire et écrire mais surtout savoir interpréter, comprendre, déduire, généraliser, relativiser, etc..., bref opérer un certain nombre de démarches intellectuelles face à un certain nombre d'informations et de situations.»1
La démarche utilisée dans ces Voyages en utopies2 a suscité de notre part plusieurs réflexions et commentaires.
L’ambition de réaliser un tour d’horizon mondial de plusieurs «utopies» historiques et actuelles a, d’emblée, attiré notre attention mais plusieurs chapitres3 nous ont étonnés tant sur le plan du contexte historique que de l’écriture journalistique.
Rappelons tout d’abord quelques éléments contextuels. Une « utopie » ne saurait définir tout projet sociétal imaginaire, rêvé, voire irréaliste surtout s’il est fondé sur des principes conservateurs et inégalitaires. L’historien Michel Winock l’a précisé : « L’utopie est d’abord une manière détournée de critique sociale. (...) Si le contenu des utopies peut varier, toutes se caractérisent d’abord par l’harmonie, l’équilibre, les mécanismes de régulation. Et pour presque toutes, la tendance dominante est l’égalité sociale enfin accomplie, grâce à la disparition de la propriété privée, tenue par maints auteurs pour la cause du malheur des hommes. (...) Le corollaire de l’utopie, il faut y venir, est la protestation morale, sociale contre le monde tel qu’il est, contre son principe régissant d’inégalité. »4 Le lien utopie-socialisme est donc avéré (« la propriété mère de tous les crimes »5 écrivait Morelly en 1753) et exclut, de fait, tout projet d’essence capitaliste (« la Terre comme une nourrice commune »6). Originellement, c’est-à-dire au moment de la Renaissance humaniste, l’utopisme nouveau-né est une critique du politique réel dominant. « Le genre utopique est un point cardinal de toute théorie politique : en tant qu’idéal, mais aussi en tant que moteur de l’action politique, puisqu’elle ouvre, à l’intérieur du réel, la possibilité d’une analyse critique radicale, voire de la révolution. À cet égard, l’utopie fait aussi paradoxalement figure de principe de réalité, en ramenant régulièrement le politique à ses véritables enjeux : le bien commun, la liberté, et à travers eux, le bonheur individuel. »7 Associer, comme le font les auteurs de « Voyages en utopies », les anarchistes Louis Rimbault ou Giovanni Rossi au fasciste d’Annunzio, au capitaliste admirateur du nazisme Henry Ford et au nationaliste antisémite Bernhard Forster ne laisse pas de surprendre. Ces amalgames relèvent d’une méconnaissance historique des éléments fondateurs de l’utopisme comme socialisme rêvé et portent clairement préjudice à la compréhension d’un mouvement qui, à partir de la Révolution Française et de Gracchus Babeuf, a donné naissance à de nombreuses expériences empiriquement constitutives du plus grand mouvement politique de la fin du XIXe et du XXe siecle8 : le socialisme. Ce n’est pas parce que la droite conservatrice etatsunienne – relayée par quelques intellectuels français, pour la plupart ex-staliniens purs et durs - a poursuivi sa guerre froide en faisant des Lumières du XVIIIe siècle et des utopies du XIXe siècle la matrice d’un « totalitarisme » associant « communisme » et « nazisme », qu’il faut la suivre sur le terrain boueux d’un mauvais révisionnisme aboutissant à la formule de François Furet : « Nous voici condamnés à vivre dans le monde où nous vivons. »9
La rentabilité, la brièveté et l’attractivité auxquels sont soumis (ou se conforment) les journalistes se traduisent jusque dans la terminologie utilisée. Si cela obscurcit l’information dans le cadre d’un article d’actualité, cela devient hors de propos lorsqu’il s’agit d’endosser le rôle de « médiateur » de l’histoire et empêche toute intelligibilité des faits et des acteurs du passe.
Le chapitre consacré à « Terre Libérée » porte ainsi le titre parfaitement subjectif de « la vaine Cité végétalienne de Louis Rimbault ». Mis à part le fait qu’aucune utopie n’a vécu dans la longue durée, le lecteur désireux de s’informer objectivement sur cette colonie libertaire en a déjà pour ses frais : elle fut dérisoire et inefficace. Oraison funèbre donc qui ne saurait remplacer l’étude historique et la démonstration de cette entrée en matière pour le moins expéditive.
Les 3e et 4e cases de la 2e planche de la bande dessinée illustrant ce chapitre10 représentent Louis et Clémence en grande discussion – dont on pourra, au demeurant, questionner l’intérêt - au sujet de la menthe devant entrer ou non dans la composition de la Basconnaise, « salade d’infinie variété végétale » élaborée par Rimbault dans la colonie de Bascon11 :
Poursuivant la lecture du texte, nous apprenons par ailleurs que « ce moustachu au front large (sic) a acquis pour la somme de 160 000 francs un grand terrain... »15. Récit d’agrément journalistique mais information intéressante (je ne parle pas de la moustache) et somme considérable. Quelle est sa source ? Nous n’en saurons rien pas plus que l’origine des fonds nécessaires à l’achat du terrain des Pins a Luynes (fortune personnelle, dons, actionnariat coopératif... ?).
Par contre, ce que nous découvrons c’est l’utilisation future de ce terrain par Rimbault et les siens : «... vivre en autonomie sur la base des principes extrémistes qu’ils ont épousés... »16 Existe-t-il un terme plus dénué de pertinence politique que celui d’extrémiste17 ? Anarchisme, naturisme, végétalisme sont l’extrême de quoi ? Car enfin quels sont ces principes ? Cultiver son jardin, vivre au plus près de la « nature », exclure les aliments les plus toxiques de son alimentation, se soigner par les plantes, éduquer les habitants... On peut évidemment les discuter sans les affubler d’un qualificatif inutile et insidieux. Il resterait à démontrer qu’un autre mode de vie aurait plus de « nuance » : si les principes de « Terre Libérée » sont « extremistes », comment qualifier dans ce cas ceux fondés sur l’esclavage, le travail forcé, l’exploitation de l’homme par l’homme, la destruction du monde vivant... ?18 Le lexique médiatique de la novlangue neolibérale obscurcit à dessein la libre analyse de « Terre Libérée » par les lecteurs.
Une brève mise au point historique, quelques lignes plus tard, se solde elle aussi par une malencontreuse assertion. Au lendemain de la période des attentats anarchistes des années 1890 et de la féroce répression qui s’en suivit (les « lois scélérates » dénoncées en leur temps par Jaurès), une partie des militants se serait tournée vers « les sirènes des nouvelles factions marxistes »19. Deux noms et un adjectif, deux connotations et une erreur. Des anarchistes rejoignant les marxistes – ou ceux désignés comme tels – voilà une évolution que personne jusque-là n’avait observé... sinon en sens contraire puisque les premiers (dont Louise Michel) se sont séparés de la Fédération des travailleurs socialistes de France en 1881. Relevons plutôt le terme de « sirène », aux connotations démagogique et séductrice négatives, pour se poser la question : de quelles « factions » parlent les auteurs ? S’il s’agit des différentes organisations socialistes existantes au début des années 1890 (autour d’Edouard Vaillant, Jules Guesde, Jean Allemane et Jean Jaurès), « un trait commun est la faible connaissance du marxisme et sa faible diffusion, même chez ceux qui s’en revendiquent... » explique Thomas Rose20. Le lecteur intéressé cherchera donc en vain ces nouveaux groupes marxistes de la fin du XIXe siècle et la place occupée en leur sein par les anarchistes21. Faire le lien entre les utopies et le marxisme aurait pourtant été intéressant puisque Marx et Engels, tout en critiquant le socialisme utopique comme réactionnaire au regard de l’histoire, s’intéressaient de près aux expériences utopiques en tant qu’exemples ou modèles de sociétés débarrassées de la propriété privée et de l’Etat22.
Revenons aux anarchistes tendance Rimbault. Non, ce ne sont pas des « activistes décriés comme individualistes »23 ainsi que l’affirment les auteurs pour la bonne et simple raison qu’ils se réclament eux-mêmes de l’individualisme dans le sillage de Max Stirner24, John Henry Mackay25 et E. Armand, auteur du Petit Manuel anarchiste individualiste (1911) et en font un étendard revendiqué : « L’anarchiste- individualiste ne considère l’association que comme un expédient, un pis-aller. Il ne veut donc s’associer qu’en cas d’urgence mais toujours volontairement. [...] Il ne pense pas que les maux dont souffrent les hommes proviennent exclusivement du capitalisme ou de la propriété privée. Il pense qu’ils sont dus surtout à la mentalité défectueuse des hommes, pris en bloc. »26 Est-ce suffisant pour qualifier cette tendance du mouvement anarchiste, pas moins respectable qu’une autre, de « cinquième colonne »27, c’est-à- dire de bande d’infiltrés, d’ennemis de l’intérieur agissant dans l’ombre alors qu’ils se sont, a contrario, délibérément mis « en-dehors » de la société et du mouvement social sans aucun projet révolutionnaire (ce qui les opposait aux communistes libertaires et aux syndicalistes révolutionnaires).
Au même titre que le terme « extrêmiste », celui de « radical » demeure souvent aussi confus, inopérant et surtout anachronique en cette fin de siècle ou, en France, un parti qualifié de « radical »28 allait représenter – malgre ses références aux idéaux de la Gauche - les intérêts de la petite bourgeoisie républicaine. Les « lois naturelles »29 chères aux anarchistes individualistes relèvent-elles donc, comme l’expliquent les auteurs, de la « conception radicale »30 qu’en aurait eue Bakounine ? Qu’y a-t-il de « radical », au sens contemporain du terme, dans ces mots de l’anarchiste russe : « La liberté de l'homme consiste uniquement en ceci qu'il obéit aux lois naturelles parce qu'il les a reconnues lui-même comme telles, et non parce qu'elles lui ont été imposées par une volonté étrangère, divine ou humaine, collective ou individuelle, quelconque. »31 Il faut aller aux textes pour se pénétrer de la pensée d’une personne ou d’un groupe avant de l’estampiller mécaniquement selon une idée reçue.
Puisqu’après la Grande Guerre Rimbault « est devenu un des leaders de ce bataillon de forcenés du soulèvement social »32 pourquoi ne pas expliquer en quelques mots qu’il fut un des dirigeants des grèves parisiennes de 1919 en faveur de la semaine anglaise (44 heures de travail sur 5,5 jours), trahies par la direction de la Fédération des métaux C.G.T. ? Que signifie le terme de « forcenés » appliqué à la classe ouvrière en lutte pour défendre ses droits et revendications au lendemain de bénéfices colossaux capturés par les marchands de canon et profiteurs de guerre ? Est-il justifié de l’appliquer aux 150 000 métallos grévistes le 2 juin 1919 ? Le vocabulaire des auteurs reste toujours à sens unique lorsqu’il est question du mouvement social et de ses organisations.
Abordée en quelques mots, la question de la guerre – il s’agit de la Grande Guerre que, manifestement, les auteurs connaissent peu - n’a pas tout-à-fait « traumatisé jusqu’au plus solide des anars » (sauf ceux qui étaient au front et la poignée de pacifistes) parce qu’une bonne partie d’entre eux l’a soutenue et non des moindres : Kropotkine, Jean Grave, Charles Malato, Paul Reclus33..., à l’image des socialistes et de la majorité des syndicalistes.
Si la grande œuvre de Sébastien Faure fut effectivement son Encyclopédie anarchiste à laquelle collabora Rimbault (1925-1934)34, il n’est certainement pas, au cours de ses années d’après-guerre, « la star de la scène libertaire »35 mais plutôt un « vieux sage de l’anarchisme » comme le rappelle le Maitron, une figure de référence et un journaliste toujours actif dans les organisations anarchistes36.
Le décès de Clémence en 1927 peut-il, au-delà d’une tuberculose, être relié à la période des « bandits tragiques » auxquels Rimbault fut mêlé en 1911 et qui l’aurait durablement atteinte au point qu’elle en meure 16 ans plus tard ? Peut-on raisonnablement qualifier, dans la foulée, de « terrorisme d’extrême-gauche »37 les actions de la bande à Bonnot qui, bien que se réclamant de l’anarchisme et ayant des liens avec plusieurs militants, s’était délibérément exclue du mouvement ouvrier ? Nos auteurs poursuivent-ils le travail de leurs confrères de l’époque à l’origine de cette « panique morale créée en grande partie par la surenchère médiatique, cette presse avide de sang et de mélodrame que dénonce Jaurès et qui fait de la bande à Bonnot (les fameux « bandits en auto », auteurs d’une série de vols en bande organisée et se revendiquant de l’anarchisme) l’incarnation des périls censés menacer la société française »38 ?
Sans procéder systématiquement à une analyse sémantique, relevons enfin ce qui se situe hors du champ de la rigueur historique et fabrique une représentation de Rimbault et de ses camarades : « Rimbault a écouté l’influent Butaud déblatérer », « voilà le graal après lequel courent maintenant Rimbault et ses semblables », « évangélisation des populations aux principes de l’anarcho-naturisme »39. Ces raccourcis méprisants et trompeurs associent les anarchistes des « milieux libres » à des comportements et des pratiques violentes et sectaires qu’aucun document ni aucune source ne permettent d’étayer ou d’en faire des caractéristiques permanentes. La partie consacrée a la naissance de « Terre Libérée » et à son installation s’avère plus objective, sans dérapage lexical et rend assez bien compte des activités de la petite communauté (p. 141-142). Il est donc dommage que, sur une question d’histoire déjà beaucoup étudiée dans sa diversité et comprenant des références incontournables, le chapitre sur « Terre Libérée », a priori prometteur, ne soit en definitive qu’un survol simpliste, reducteur, aux idées reçues, laissant un goût amer éloigné de la rigueur scientifique qu’il aurait méritée.
L’Autre Terre Libérée (2025)